Israël, terre d’entreprise
Par Sébastien Castellion
La cause est entendue : l’image d’Israël – en France comme dans la plus grande partie de l’Occident – est, sous l’influence de journalistes malintentionnés et d’hommes politiques sans courage, presque exclusivement associée à la guerre.
Les Israéliens – qui vivent pour l’essentiel des vies parfaitement normales où la guerre ne joue, au jour le jour, qu’un rôle très mineur – ont parfaitement raison de trouver cette image injuste.
Mais les tentatives faites pour rectifier cette erreur – qu’elles se concentrent sur les richesses touristiques, sur la vie culturelle israélienne ou, comme récemment en Haïti, sur l’importante action humanitaire d’Israël – ont eu assez peu de succès jusqu’à présent.
Richesses touristiques, vie culturelle et action humanitaire sont, après tout, très développées également en Europe. Israël fait bien de rappeler ses avantages en ces matières, mais ne parviendra pas à impressionner pour autant les opinions européennes.
C’est pourquoi le récent livre de Dan Senor et Saul Singer Start-up Nation, "Council on Foreign Relations", 2009, mérite une mention à part. En se penchant sur le phénomène de la création d’entreprises en Israël, les auteurs ont identifié un domaine où la société israélienne écrase ses concurrentes européennes d’une supériorité incontestable.
Quelques chiffres et quelques faits pour commencer :
Israël, dont la population est soixante fois plus faible que celle de l’Union européenne, attire à elle seule la moitié du montant du capital risque investi dans l’ensemble des économies européennes – un ratio par habitant de 30 contre 1 en faveur d’Israël.
Sur le marché boursier Nasdaq, spécialisé dans les entreprises de petite taille et de haute technologie, on trouve plus d’entreprises israéliennes que d’entreprises issues de l’ensemble du continent européen.
Avec des dépenses de recherche et développement égales à 4,5% de la production annuelle de richesse, Israël est le numéro un mondial de l’effort de recherche par habitant. Du coup, Israël se place chaque année dans le peloton de tête des pays classés par le nombre des brevets déposés.
Contrairement à ce que certains croient encore, les industries civiles représentent la très grande majorité de ce mouvement d’innovation. L’industrie militaire, au sens large, (défense, sécurité et anti-terrorisme) représente désormais moins de 5% de la richesse produite annuellement en Israël.
Outre la sécurité, les points forts de l’innovation israélienne comprennent l’informatique, les communications, les équipements médicaux, les biotechnologies et l’environnement.
Plusieurs des grandes entreprises de nouvelles technologies – eBay, Cisco, Intel, Microsoft, Google – ont localisé en Israël les programmes les plus innovants de leur effort de recherche-développement. Un des dirigeants américains d’eBay, interviewé par Senor et Singer, déclare que « le secret le mieux gardé de la profession est que nous vivons et mourons par la production de nos équipes israéliennes ».
Parmi les innovations made in Israel, on trouve la puce Duo Intel, les pilules à caméra intégrées, utilisées par la médecine, le téléphone portable, le système de recherche de Google, les dernières versions de Microsoft Outlook, le système de détection de fraudes en ligne utilisé par Paypal, etc., etc.
Enfin, la situation d’Israël en matière d’innovation et de capital-risque ne s’est pas détériorée du fait de la guerre, au contraire : au cours de la décennie 2000 – celle de la deuxième Intifada et des guerres du Liban et de Gaza – la part d’Israël dans le marché du capital risque a doublé.
Toutes ces données convergent : en matière de création d’entreprises et d’innovation technique, Israël a manifestement trouvé un modèle qui en fait l’un des pays les plus performants du monde – dans une catégorie incomparablement supérieure à celle des sociétés d’Europe.
Ce succès peut paraître d’autant plus surprenant, qu’Israël fut longtemps un pays pauvre, dominé par des idées socialistes, tout occupé à gérer l’intégration de ses nouveaux immigrants et à protéger son existence contre ses ennemis. La plus grande partie des immigrants ne venait pas, par ailleurs, de cultures particulièrement portées sur l’entreprise.
Quelle est donc l’explication de ce miracle israélien dans l’entreprise et l’innovation ? Senor et Singer étudient la question selon une méthode presque anthropologique, analysant plusieurs caractéristiques de la société israélienne pour comprendre leur impact sur l’esprit d’entreprise et d’innovation.
Israël vu par l’entreprise : un point de vue unique… et impressionnant
La première explication du succès israélien est, pour les auteurs, le caractère faiblement hiérarchique de la société israélienne. Tous ceux qui ont visité le pays le savent : les Israéliens n’accordent aucun respect particulier à ceux qui détiennent l’autorité, de l’instituteur au Premier ministre. Ils n’hésitent pas à les critiquer ouvertement et, s’ils ne sont pas d’accord avec eux, à le leur dire en face.
Cette liberté de ton est, selon Senor et Singer, directement favorable aux succès des entreprises. Dans d’autres sociétés, les employés n’osent pas faire part de leurs désaccords et obéissent aux ordres du chef, même s’ils savent que ces ordres vont nuire à l’entreprise.
En Israël, ils protestent, lancent le débat et peuvent ainsi contribuer à sauver une entreprise qui, sans ce débat, serait allée à sa perte.
En plus de cette liberté de parole, sans doute unique au monde, de nombreux Israéliens partagent l’expérience d’avoir été chargés de lourdes responsabilités, à un très jeune âge, lors de leur service militaire.
Des officiers de vingt-deux ou vingt-trois ans doivent diriger des opérations complexes, où sont en jeu la destruction d’ennemis dangereux, la vie des populations civiles et celle de leurs subordonnés. Si éprouvantes que soient ces expériences, elles sont aussi une formation exceptionnelle pour exercer des fonctions de direction et tenir bon face aux tensions du monde économique.
La petite taille du pays, son caractère antihiérarchique et le grand brassage social du service militaire font également d’Israël un pays idéal pour la constitution des réseaux, qui sont si indispensables pour la création et le développement des entreprises.
Comme le dit aux auteurs Yossi Vardi, créateur et financeur en série d’entreprises israéliennes de l’Internet : « Le schéma des relations sociales en Israël est simple : tout le monde connaît tout le monde, tout le monde a été à l’armée avec le frère de tout le monde, la mère de tout le monde était professeur dans votre école et son oncle était votre commandant ». Dans une société où les réseaux sont aussi denses, il est plus facile d’identifier les talents et de trouver les partenaires nécessaires pour faire fructifier son entreprise.
Prête à reconnaître et à développer tous les talents en son sein, Israël est aussi plus ouverte que tout autre pays pour faire venir de nouveaux talents de l’étranger.
Les Juifs du monde qui souhaitent s’y installer pour affaires sont incités à rester et à faire leur vie dans le pays. Il en est résulté un afflux de talents extérieurs avec lequel seuls les Etats-Unis (et peut-être le Canada) peuvent être comparés.
Les raisons du succès ne résident cependant pas entièrement dans la société civile : Senor et Singer reconnaissent un rôle à l’Etat dans le développement des entreprises.
L’Etat israélien avait créé, au début des années 1990, un programme public de financement du capital-risque, Yozma, dont l’importance a décru depuis lors, mais à qui plusieurs interlocuteurs des deux auteurs attribuent le lancement de l’innovation israélienne.
Et surtout, afin de mieux défendre la nation, l’Etat d’Israël a mis en place des programmes de repérage et de formation des meilleurs étudiants pour les faire servir dans des unités militaires d’élite à forte composante scientifique : Talpiot au sommet, Mamram chargée des systèmes informatiques, l’unité 8200, qui poursuit les terroristes en suivant leur activité sur Internet…
Ces formations de premier rang, financées par l’Etat, créent une exceptionnelle concentration de talents qui, une fois l’armée terminée, se déversent dans l’entreprise.
Cette combinaison de facteurs favorables dans la société et d’une aide intelligente de l’Etat ne signifie pas que le modèle israélien ne coure aucun risque. Les auteurs identifient, comme risque principal, la part croissante de la population israélienne qui ne participe pas activement à l’économie