TEL QUEL n° 379, del 03/07/2009, pag. 48
Abdellah Tourabi " Perche' e come Hassan II ha islamizzato la società "
L’histoire récente retient que beaucoup parmi les pays arabes n’ont pas eu de chance. Ils ont connu une destinée qui n’est pas sans rappeler le destin du célèbre Frankenstein, héros de littérature, soudain dépassé, menacé, par le monstre qu’il a créé de ses propres mains…
Confrontés à une forte opposition de gauche dans les années 1960-70, les régimes arabes ont cru trouver la parade, via la manipulation de la religion, pour damer le pion à leurs adversaires. Sauf que le pompier était lui-même pyromane et, en voulant éteindre un incendie à gauche, il a nourri un brasier à droite. La montée de l’islamisme radical et violent, et l’apparition de l’hydre terroriste, trouvent plus ou moins directement leurs origines dans cette stratégie du détournement de l’islam à des fins politiques.
Sur les traces du docteur Frankenstein
Comme d’autres pays arabes, le Maroc n’a pas échappé à la règle. Pour affronter les idées de gauche (en gros laïcité, démocratie, libertés publiques), en vogue chez la jeunesse du pays, l’Etat a tenté d’orienter les esprits vers d’autres idéaux, traditionnels, conservateurs. La programmation de la Tarbiya Islamiya (l’éducation islamique) comme matière qui accompagne les élèves à partir de la première année de scolarisation et jusqu’au baccalauréat s’inscrit dans cette logique.
Les manuels de l’éducation islamique étaient perçus comme des canaux de transmission de valeurs, de dogmes et d’une certaine vision politique et sociale de l’Etat. Ce faisant, l’Etat a préparé par cet enseignement le lit idéologique de l’islamisme, et façonné des esprits réceptifs aux théories extrémistes.
Les tentatives de réformer l’enseignement de l’éducation islamique, amorcées depuis la fin des années 1990, essaient aujourd’hui de limiter les dégâts en rattrapant les effets pervers des choix de l’Etat. Mais, comme on le verra dans le détail, le ver est déjà dans le fruit et il faudra sans doute beaucoup de temps, et d’efforts, pour “reconditionner” les esprits.
A la recherche de l’identité perdue
Flash-back. Nous sommes à la fin des années 1970. Hassan II dirige le pays d’une main de fer, mais le fond de l’air est rouge dans les universités et les lycées marocains. La gauche contrôle les campus. Les cours de philosophie et de sociologie dans les facs ressemblent à des espaces de dissidence. “La jeunesse scolarisée allait devenir la cible privilégiée d’une action d’islamisation menée par le pouvoir pour faire face aux idées de gauche”, nous explique le sociologue Mohamed Layadi, qui a beaucoup planché sur la question. Résultat : l’Etat applique à la lettre la fameuse phrase de Marx, considérant la religion comme “opium du peuple”. Il brandit l’arme idéologique (et politique) de l’islam.
Un processus radical de “traditionalisation” de l’enseignement est alors engagé par Hassan II avec l’appui du parti de l’Istiqlal, fidèle aux idéaux nationalistes et salafistes de son fondateur, Allal Fassi. “L’enseignement de l’islam faisait partie des pratiques du mouvement nationaliste marocain, il était destiné à affirmer et renforcer l’identité nationale, mise en péril du temps du protectorat”, nous rappelle d’ailleurs Mohamed Benbachir Hassani, ancien membre du bureau exécutif de l’Istiqlal, et personnage central dans l’histoire de l’enseignement religieux au Maroc.
Tarbiya contre falsafa
En 1979, Azzedine Laraki, ministre istiqlalien de l’Education nationale, procède au démantèlement des départements de philosophie, qui seront remplacés par des départements d’études islamiques. “Une erreur, car il n’y avait aucune incompatibilité entre les deux branches”, juge aujourd’hui, avec le recul, Mohamed Benbachir Hassani, à l’époque chargé de l’instauration des études islamiques dans les universités marocaines.
Les lauréats de ces nouveaux départements vont constituer l’ossature du corps enseignant de la Tarbiya Islamiya dans les écoles du pays. Au début des années 1980, l’éducation islamique devient une matière importante dans le système scolaire marocain. “L’Etat a décidé alors d’augmenter les horaires et les coefficients de cette discipline, de la rendre obligatoire et de la généraliser à tous les niveaux de la scolarité, de la doter de manuels et d’encadrement spécifiques, et de confier cela à un corps enseignant spécialisé”, explique Mohamed Layadi. Un objectif précis est assigné à l’éducation islamique lors de sa mise en place : combattre les idéologies dites “importées” et préparer de “bons citoyens musulmans”. Les manuels scolaires deviennent ainsi des textes d’endoctrinement et de propagande relayant ce que le chercheur Layadi appelle “le vrai fondamentalisme d’Etat”.
Communisme, sionisme, colonialisme
Les élèves qui ont passé leur bac entre 1981 et 1994, au plus fort des années hassaniennes, ont eu droit à un manuel d’éducation islamique littéralement dédié à la croisade de l’Etat contre les mouvements de gauche. Le texte, qui ressemble plus à un tract politique qu’à un outil d’apprentissage et de formation scolaire, renvoie dos à dos le capitalisme, le communisme, le sionisme et la laïcité, présentés comme autant d’idéologies hostiles à l’islam. On peut lire que “le communisme doit être combattu car il appelle à la révolution et au désordre, crée des guerres et des tensions, sème la haine et diffuse l’athéisme : c’est le parent du colonialisme et l’allié du sionisme”. Sur plus de 12 pages, les auteurs expliquent comment les idées marxistes, très en vogue à l’époque, “s’opposent à l’islam et rabaissent l’être humain au niveau des animaux en l’éloignant de toute spiritualité”.
La laïcité n’est pas plus épargnée. La séparation entre la sphère politique et la sphère religieuse est présentée comme un facteur d’athéisme et une doctrine foncièrement antinomique avec l’esprit de l’islam. “La laïcité est rejetée d’un point de vue islamique, car son apparition et ses fondements sont liés à la nature de l’église catholique”, nous apprend le livre. Un peu plus loin, dans le texte, on nous explique que “si l’Europe était musulmane, la laïcité n’aurait pas pu y naître et se développer”.
Le culte salafiste
Dans un chapitre spécifique, les rédacteurs reviennent sur l’âge d’or de la civilisation musulmane, en l’attribuant uniquement à l’attachement à la religion et à l’application des dispositions du Coran et des Hadiths. La décadence du monde musulman est réduite à son expression la plus simple : un éloignement “de l’islam vrai et authentique”.
Bien entendu, le salafisme est présenté comme la solution face à la déchéance et la dégénérescence du monde musulman. Les noms de réformateurs salafistes comme Al Afghani, Mohamed Abdou, Abou Chouaïb Doukkali, sont évoqués pour illustrer cette idée. Le manuel fait par ailleurs référence à d’autres théologiens dont les enseignements ne brillent pas par leur tolérance. Ils sont même présentés comme des modèles à suivre. Ainsi, le wahhabisme est décliné comme un mouvement religieux qui joue “un rôle efficace dans le retour d’un âge d’or musulman, en guidant la nation de l’islam sur la même voie empruntée par nos pieux ancêtres”. Exactement le même raisonnement soutenu, aujourd’hui, par les plus fanatiques parmi les salafistes.
La morale de l’histoire ? “L’éducation islamique était orientée idéologiquement dans les années 1980-90. Au lieu de renforcer l’identité nationale, elle a renforcé l’idée d’appartenir à un groupe idéologique en combat contre d’autres idéologies”, nous résume un responsable au ministère de l’Education nationale. Difficile de le contredire.
Au pays de la tolérance.
Dans un autre registre, les manuels d’éducation islamique ont souvent glissé vers le terrain de la haine et de l’antisémitisme, confondant sionisme et judaïsme. Des textes douteux, comme Les protocoles des sages de Sion, sont cités pour étayer l’idée de l’existence d’un complot juif mondial, visant à nuire à l’islam. “Depuis l’Hégire et le départ du prophète Mohammed vers Médine, les Juifs ont toujours combattu l’islam et utilisé tous les moyens pour porter préjudice aux musulmans”, lit-on dans un ancien livre scolaire. Selon un vieux cliché antisémite repris dans un cours d’éducation islamique, la religion juive permet à ses adeptes de commettre tous les torts et les vices envers les goyim (les non-juifs) et leur donne la possibilité de les tuer sans l’ombre d’une réprimande ou d’un châtiment. Et de conclure : “Parce que la bassesse fait partie de la nature des juifs”.
Incroyable quand on sait que ces “idées” ont été enseignées dans un pays présenté comme un modèle de tolérance et de symbiose entre les cultures et les religions.
Le lit de l’intégrisme
Comme on pouvait s’en douter, tous les slogans du fondamentalisme salafiste ont été dispensés comme enseignement dans un cours d’éducation islamique. “L’islam est une religion et un Etat”, “Le droit musulman est applicable en tout temps et tout lieu”, “L’islam est la solution”, etc. : ces formules, connues de tous, ont commencé par se répandre dans tous les manuels de Tarbiya Islamiya. “Il n’y a pas à être surpris devant la réussite actuelle des islamistes : leurs messages renvoient à des décennies de traditionalisation de l’enseignement”, note le sociologue Mohamed Ayadi.
L’esprit des manuels et le discours islamiste ont ceci en commun : ils partagent la même vision de l’islam, un système global qui a réponse à tout, du moindre détail de la vie quotidienne jusqu’à l’organisation de l’économie et de la vie politique. C’est la seule interprétation possible, consacrée comme vérité absolue, rendant impossible, voire interdite, toute lecture rationnelle de l’islam.
Prof ou assistant social ?
Il n’est donc pas étonnant de lire dans les manuels en circulation dans les écoles marocaines des textes rédigés par des figures de proue de l’islamisme, parfois radical, comme l’Egyptien Sayed Qotb ou le Pakistanais Abou Ala Maoudoudi. “On a souvent reproché à la jeunesse dans les années 1980 et 1990 d’être à l’écoute des idéologies obscurantistes, mais on oublie de préciser qu’on l’y a sciemment poussée”, constate par exemple Mohamed Layadi.
Il faut dire que, à côté, même la composition du corps d’enseignants de la Tarbiya Islamiya a longtemps favorisé la dérive salafiste. “Beaucoup d’enseignants étaient de purs produits de la mouvance islamiste, leur enseignement s’en ressentait forcément…”, nous explique Mostapha Najim, qui faisait partie de la première promotion d’enseignants d’éducation islamique en 1985. Notre interlocuteur pousse plus loin l’analyse : “Les élèves sont souvent fascinés par leurs professeurs, qui deviennent des sortes de mentors, des muftis, des guides... Bref, de véritables assistants sociaux”. Voilà qui est dit.
L’année de l’éveil
En septembre 1996, un article paru dans l’hebdomadaire français L’événement du Jeudi se penche sur les appels à la haine et à la violence que contiennent les manuels scolaires marocains. L’article, percutant au possible, interpelle jusqu’au Premier ministre Edouard Balladur, qui alerte alors le gouvernement marocain sur le sujet. Rachid Belmokhtar, ministre de l’Education nationale à l’époque, diligente une enquête qui confirme la thèse de l’hebdomadaire français. Le Palais s’empare du dossier et crée une commission informelle pour revoir le contenu des manuels scolaires d’éducation islamique. Enfin.
Cette situation s’explique par la logique d’endoctrinement qui a prévalu durant les décennies 1980 - 90. Le thème du jihad par exemple était fortement présent dans les livres d’enseignement religieux au Maroc. L’un des manuels en question, utilisé jusqu’au début des années 2000, explique que “Dieu a ordonné aux croyants de combattre les infidèles, pour purifier la terre de leurs souillures, jusqu'à ce qu’ils n’opposent plus aucune résistance”. Oussama Ben Laden ou Ayman Zawahiri n’auraient pas écrit “mieux” pour inciter à la guerre contre les “kouffar” (les infidèles). Un autre précis de Tarbiya Islamiya présente le jihad comme “une opération chirurgicale, qui doit viser uniquement le foyer de la maladie, et non pas les parties saines du corps. Ainsi, l’humanité pourra vivre en bonheur et en paix permanents”.
Vous avez dit réforme ?
A partir de 1998, le royaume, comme sonné par le gong, engage une réforme des manuels de l’éducation islamique. Il accélère même la cadence avec la Charte nationale de l’éducation et de la formation adoptée en 1999. C’est qu’il y avait urgence. “Plus de 65% du contenu des manuels a été revu, la manière d’enseigner l’éducation islamique a également changé”, nous explique un membre de la commission chargée d’évaluer et approuver les manuels de l’éducation islamique. Le but de l’entreprise ? “Accorder une plus grande place à la recherche et à l’effort personnel de l’élève, aux dépens du gavage et de l’apprentissage par cœur”.
Plus tard, les attentats du 11 septembre 2001 à New York, et du 16 mai 2003 à Casablanca, ont confirmé, non seulement pour le Maroc, mais pour l’ensemble du monde arabe, la nécessité de réformer l’enseignement religieux, longtemps abandonné aux mains des salafistes.
Mesdames, messieurs, encore un effort
Sous l’ère Mohammed VI, les manuels de Tarbyia Islamiya offrent désormais une meilleure exposition aux thèmes dédiés à la tolérance, au civisme, etc. Des sujets parfois dans l’air du temps, loin de la logique de paranoïa identitaire qui a dominé les dernières décennies hassaniennes. Mais tout n’est pas “nettoyé” pour autant. La connotation idéologique, voire politique, n’a pas complètement disparu. Dans un manuel destiné aux lycéens en formation professionnelle, on peut lire que “les personnes qui édictent les lois sont des hommes soumis aux caprices, ce qui peut être interdit aujourd’hui sera toléré demain, car les critères du bien et du mal sont mouvants. Tandis que le droit religieux est exempt de tout cela, puisqu’il vient directement de Dieu”. Un discours qui ressemble point par point à celui des islamistes radicaux, qui fustigent la démocratie et ses institutions, reléguées au rang de “créations humaines”, et donc “très inférieures à la notion de gouvernement islamique, régi uniquement par la Charia et le droit religieux”. En d’autres termes, malgré les bonnes intentions montrées ici et là, on n’est pas sortis de l’auberge. Pas encore. “Il y a effectivement réforme, mais la vision globalisante de l’islam n’a pas disparu des manuels, toujours dominés par une vision salafiste classique”, appuie le sociologue Mohamed Layadi.
Parmi les arguments avancés pour expliquer la timidité des réformes : la résistance rencontrée parmi le corps des enseignants et la recherche du consensus religieux lors de l’établissement des manuels scolaires. En d’autres termes, la peur de heurter les mentalités conservatrices. Un diagnostic que nous confirme, à sa manière, ce responsable au ministère de l’Education nationale : “La réforme est un processus cumulatif, nous sommes dans une logique de progression, sans heurt et sans rupture”.