Riportiamo dal libro di Michelle Mazel, "La maison du Pacha", pubblicato solo in ebraico, il capitolo 3, dedicato alla vita quotidiana al Cairo:
Cette question est l’une des deux qui m’ont été le plus souvent posé au cours de mes deux séjours - l’autre étant «Mais vous n’avez pas eu peur ? » - le plus souvent par des femmes qui savent comme les journées peuvent-être longues dans un pays étranger où l’on ne connaît personne. Il est certain qu’au début de mon premier séjour, je ne savais pas toujours quoi répondre. J’étais libérée des tâches ménagères – ce qui, soi-dit en passant était bien agréable - ayant trouvé, grâce à l’indispensable « baoab », une « charala » (femme de ménage). Les enfants partaient de bonne heure à l’école et ne rentraient qu’à trois heures, le plus souvent pour jeter leur cartable dans leur chambre, déjeuner et repartir jouer avec leurs camarades jusqu’à la tombée de la nuit. Mon mari était à l’ambassade et, compte tenu de la distance, ne rentrait pas déjeuner à la maison. J’avais bien les courses à faire, mais il n’y avait pas là de quoi remplir la journée. Ensuite – je ne connaissais absolument personne. Et comme nous l’avons vu, ce n’était pas mes collègues de l’ambassade, logées à la même enseigne, qui auraient pu m’aider. Je n’avais pas même la ressource de regarder la télévision : à cette époque préhistorique d’avant le numérique et les satellites, seules deux stations égyptiennes étaient disponibles. Elles faisaient de louables efforts pour diffuser des brefs bulletins d’information en anglais et en français. La speakerine en cette langue semblait sortir tout droit du couvent des Oiseaux et parlait un français hésitant et suranné et le résultat était parfois assez réjouissant. Alors je lisais beaucoup, et j’écrivais un peu, mais je trouvais parfois le temps long – d’autant que, nous l’oublions pas, le téléphone marchait fort mal et je ne pouvais même pas appeler Zvi au bureau pour bavarder un peu ! Un matin, alors que j’étais descendue à pied faire quelques achats à l’épicerie « Amin » de la rue Neuf - mon magasin favori parce que ses propriétaires parlaient non seulement l’anglais mais encore le français et se montraient particulièrement aimables – la vendeuse me tendit avec le sourire deux feuillets imprimés en anglais. L’un annonçait le café de bienvenue offert par une organisation du nom de « Maadi Women’s Guild » (Guilde ou association des dames de Maadi) aux dames arrivées pendant l’été – quelle que soit leur nationalité – et l’autre faisait de même de la part d’une association au nom plus insolite, « Cairo Petroleum Wives »,(Dames du pétrole du Caire) laquelle précisait qu’aucun lien avec l’industrie du pétrole n’était nécessaire pour devenir membre. Je pris la décision d’aller à l’une et à l’autre. Une décision qui allait littéralement changer ma vie au Caire. Conséquence de « l’infitah », la politique d’ouverture économique de Sadate inaugurée peu après la guerre de Kippour d’octobre 1973, de nombreuses compagnies étrangères avaient tenté leur chance en Egypte. En 1980, il y avait donc déjà une forte présence américaine ainsi que quelques milliers de familles anglaises et françaises que les écoles internationales avaient attirées à Maadi. Les nouvelles venues avaient été d’emblée confrontées aux mêmes difficultés que nous auxquelles s’ajoutait une certaine méconnaissance du pays, de sa langue et de ses coutumes. Alors elles avaient commencé à s’organiser. Les Américaines en particulier. On ne peut qu’admirer leur efficacité. Grâce à des volontaires aussi enthousiastes que dévouées et au soutien financier des sociétés et organisations dont elles dépendaient, elles avaient monté des associations de soutien avec siège social faisant office de centre communautaire, bulletin mensuel et activités diverses dont la moindre n’était pas l’aide aux nouvelles venues. A cet effet, elles organisaient chaque année plusieurs réunions au mois de septembre. On y distribuait des listes de commerçants et d’artisans honnêtes et qui parlaient un peu l’anglais ainsi que des plans du quartier permettant de les trouver facilement ; on y trouvait aussi les noms de plusieurs médecins et spécialistes recommandés par l’ambassade américaine ou agréés par les compagnies pétrolières. Ces réunions se tenaient généralement dans la spacieuse demeure de l’une ou l’autre des notabilités de cette petite société : épouses de directeurs de banque ou de compagnie pétrolière, de représentants de grandes multinationales ou, plus rarement, de diplomates. Il s’agissait le plus souvent d’une des villas des fondateurs de Maadi, entièrement rénovée et climatisée, et dont le grand jardin pouvait accueillir des centaines de dames à la fois. La maîtresse de maison n’offrait que le local ; l’organisation se chargeait d’amener tables et chaises tandis que, selon la tradition américaine, les membres se portaient volontaires à tour de rôle pour apporter boissons et gâteaux. Pendant toute une matinée, les Américaines se retrouvaient ainsi entre elles dans une ambiance familière et rassurante. Chacune recevait à l’entrée un badge à son nom, pour faciliter les rencontres ; la table bien garnie leur proposait des nourritures familières – cake à la carotte, « cookies » au chocolat, petits gâteaux aux pommes mais aussi canapés au concombre ou à la tomate et mini pizzas. Alors on venait tôt et on partait tard, ravi de pouvoir ainsi oublier un temps la dure réalité extérieure en échangeant des renseignements – bonnes adresses, recommandations etc - et en évoquant ses malheurs auprès de quelqu’un qui comprenait – s’étant trouvé dans la même situation - et qui prêtait une oreille compatissante.. On s’y faisait aussi des amies – voisines d’immeuble que l’on avait croisées dans l’escalier ou l’ascenseur sans jamais leur parler ou mères d’enfants qui se trouvaient dans la même classe à l’école américaine. Ces associations avaient aussi toutes sortes d’activités : clubs de bridge ou de macramé, visites guidées des musées, échange de livres... Et ce qui en faisait le principal attrait pour moi elles étaient ouvertes à toutes. Il suffisait de payer un bien modeste droit d’inscription – et de comprendre l’anglais. C’est ainsi que je suis devenue membre de la « Maadi Women’s Guild » et de « Cairo Petroleum Wives » - « CPW » comme on l’appelait familièrement - , deux organisations fort différentes mais qui m’ont littéralement sauvé la vie durant mes premiers mois au Caire. « CPW » avait été créée par le géant pétrolier Amoco qui lui accordait alors de généreuses subventions. Sympathique et sans prétention, elle organisait aussi des soirées dansantes dans le plus pur style texan où les messieurs avaient eux aussi l’occasion de se faire de nouvelles connaissances. A la première réunion, je m’étais discrètement adressé à la présidente et je lui avais expliqué qui j’étais. Elle m’avait accueillie à bras ouverts, déclarant avec le sourire : « La paix entre l’Egypte et Israël est une bonne nouvelle pour tout le monde. Je suis ravie de vous accueillir ». Puis elle avait pris la peine de me présenter elle-même à quantité de dames. J’ai passé dans cette organisation des moments bien agréables dans une ambiance décontractée durant mon premier et mon second séjour. Un certain nombre de dames de cette association étaient également membres de la Guilde. Elle avait un caractère bien différent car elle était née autour de la communauté protestante de Maadi et de son pasteur. Certaines de ses membres étaient très pratiquantes. A l’époque, ce n’était pas un problème. La « Guilde » comptait alors une trentaine d’Egyptiennes, musulmanes pour la plupart avec cinq ou six coptes. Plusieurs d’entre elles faisaient partie comme moi du comité de bienfaisance, chargé de répartir les fonds collectés auprès des membres à chacune des réunions, et lors du grand bazar de Noël qui se tenait chaque année à l’école américaine. Ce comité recevait les demandes d’assistance d’institutions de toutes sortes – orphelinats, couvents, pauvres écoles de quartier, pensionnats de jeunes filles - et décidait des sommes à attribuer après avoir effectué une enquête. Je trouvais ce travail d’enquête passionnant. Je crois toujours qu’il n’y a pas de meilleure façon de connaître l’Egypte en profondeur. C’est ma nouvelle amie Mimi qui m’avait convaincue de me porter volontaire pour le comité de bienfaisance. Mimi était une grande brune pétillante, une égyptienne de bonne famille musulmane qui comptait plusieurs ministres dans le passé et qui en compterait d’autres dans l’avenir. Je n’ai jamais su son vrai prénom. Il y a dans la société égyptienne une affection inexpliquée pour les diminutifs à la française. On rencontre ainsi couramment de respectables douairières que tout le monde appelle Zouzou ou Zonzon, Zizi, Mimi, Lili, Fifi ou Fafi et des messieurs bedonnants non moins distingués répondant avec le sourire à Toutou, Loulou ou même Pisso. Ma Mimi avait une étonnante histoire. Elle avait rencontré un séduisant américain blond, venu diriger au Caire une succursale de la banque qui appartenait à sa famille depuis cinq générations. Ce fut le coup de foudre. Seulement, il était bien entendu anglo-saxon et protestant. Ce qui posait un problème de taille. Les Occidentaux ont tendance à oublier qu’un infidèle ne peut épouser une musulmane sous peine de mort.... Le contraire ne pose pas de problème et un bon musulman peut épouser une juive ou une chrétienne. Evidemment leurs enfants sont élevés dans l’Islam et la femme ne peut hériter des biens de son mari si elle ne se convertit pas. Pour en revenir à Mimi, si elle était partie filer le parfait amour à Boston, cela aurait pu s’arranger mais le beau blond voulait rester en Egypte. Il se convertit donc à l’Islam et épousa en grande pompe sa belle orientale. Lorsque je fis la connaissance de Mimi, ils étaient mariés depuis six ans, habitaient une superbe villa à Maadi et avaient des jumeaux qui fréquentaient le jardin d’enfants de l’école américaine. Mimi était devenue membre de la Guilde pour faire plaisir à son mari et comme elle avait horreur de perdre son temps, elle avait accepté de faire partie du comité de bienfaisance. « Viens, m’avait-elle dit, ces Américaines ne comprennent rien à l’Egypte, on a besoin de toi. » Ce mépris des élites égyptiennes pour les Americains est un thème que je devais rencontrer souvent. Il s’expliquait en partie par un certain dépit à voir l’Amérique, jeune nation à la courte histoire, dominer le monde tandis que l’Egypte à l’antique civilisation n’occupait qu’une place modeste ; à celà s’ajoutait une certaine rancoeur pour ne pas dire colère devant la façon désinvolte, parfois à la limite du racisme, dont certains Américains traitaient les Egyptiens et l’Egypte dont ils ne connaissaient en général ni la culture ni le passé. Je me souviens de ce professeur égyptien en état de choc après une rencontre avec une famille américaine qui visitait la Citadelle, l’un des joyaux de l’architecture du Caire. Apprenant que la mosquée avait été construite par Méhemet Ali – en anglais « Muhammad Ali » - leur fils adolescent s’était exclamé : « Quoi, le boxeur ? » En ce qui concerne Mimi, il n’y avait probablement pas que les préjugés dans lesquels elle avait grandi : vraisemblablement sa belle-famille n’avait pas accueilli avec enthousiasme le choix de leur fils et sa conversion à l’Islam... Nous parlions français ensemble. Le français est ma langue maternelle, ce qui m’a considérablement aidé. Il ne m’avait pas fallu longtemps pour découvrir qu’au delà de la politique, les Egyptiens ont pour cette langue une affection touchante. Certes, aujourd’hui, le français a perdu énormément de terrain face à l’anglais, langue dominante. Paradoxalement, cela renforce sa position comme langue de l’élite. Les gens « bien » parlent l’anglais, n’ayant pas le choix, mais aussi le français. A Alexandrie, il y a encore aujourd’hui une petite société vieillissante qui parle un français suranné et charmant et se refuse à converser en anglais. La jeunesse copte continue à fréquenter les écoles religieuses et à apprendre le français. Et tout le petit monde des religieux qui font fonctionner couvents et monastères, orphelinats et pensionnats, parle et écrit le français ; bien souvent il ne parle qu’un peu d’arabe. La plupart du temps, c’est donc en français qu’étaient rédigées les demandes d’assistance. Or les Américaines du comité ne parlaient pas un mot d’arabe et encore moins de français. Mimi leur proposa ma candidature en vantant mes qualités de linguiste et elles acceptèrent sans problème. Personne n’y voyait à redire, sauf le curé de la paroisse copte de Maadi. Vu la situation en Egypte, et la position d’infériorité dans laquelle se trouvent les Coptes, il ne pouvait guère protester contre la présence de Musulmanes mais il n’appréciait pas la mienne. Je pus le constater lors de la soirée d’adieux que le comité eut la gentillesse de m’offrir en juillet 1983 au terme de mon premier séjour. L’une des dames américaines, très émue, m’embrassa sur les deux joues et me dit « Ma chère Michèle, si je ne vous revois pas dans ce monde, je suis sure de vous retrouver au paradis. » Voyant le religieux, qui se tenait là par hasard, faire la grimace, elle se tourna vers lui : « N’est-ce pas qu’elle ira au paradis, elle qui a fait tant de bien ? » « Pourquoi-pas, » répondit-il après une brève hésitation. « A condition qu’elle se convertisse, bien sûr.... » Mimi, qui parlait admirablement l’anglais préférait pourtant le français et me faisait dans cette langue les remarques les plus choquantes pendant les réunions du comité. Je m’aperçu vite que la plupart des Américains hésitaient à quitter le petit monde relativement antiseptique de Maadi pour aller s’aventurer dans les institutions qui faisaient appel à la charité de la Guilde. Mimi, qui avait tout le mépris des classes dirigeantes égyptiennes pour les pauvres, n’était guère plus enthousiaste. Par contre, moi, j’avais très envie de mieux connaître le pays. J’avais aussi une certaine expérience de ce travail de bienfaisance, ayant appartenu à une organisation du même type à Madagascar. Là aussi il s’agissait d’une association créée par des Américaines ; elle s’appelait d’ailleurs le « Wednesday Morning Group. » J’avais déjà été saisie par le contraste qu’il y avait entre ce qu’il faut bien appeler l’opulence des dames de bienfaisante et l’effroyable misère à laquelle elles étaient confrontées. Aussi je me portais le plus souvent volontaire pour faire partie des équipes envoyées étudier les problèmes sur place. C’est de cette façon que j’ai découvert la cité des ordures et que j’ai connu Sœur Emmanuelle, et que j’ai pu voir des dizaines d’établissements s’occupant d’orphelins ou d’enfants abandonnés – on sait que la religion musulmane ne permet pas l’adoption - tenues par les religieuses, ou par des organisations protestantes de bienfaisance . J’ai été le plus souvent bien accueillie. Combien de fois, assise dans des parloirs sombres aux volets fermés pour tenter de lutter contre le soleil, la chaleur et les mouches, j’ai bu un mauvais café avec des petits biscuits durs et secs et j’ai entendu l’angoisse des religieuses, femmes de bonne volonté qui se savaient impuissantes devant l’immensité de la détresse et de la pauvreté auxquelles elles étaient confrontées chaque jour. En chassant les étrangers – Italiens, Espagnols, Français, Grecs – Nasser avait aussi chassé l’immense majorité de la population catholique du pays, qui avait par le passé généreusement subvenu aux besoins de ses couvents. Maintenant ces derniers étaient dépendants de l’argent collecté à l’étranger et de l’aide d’associations comme la Guilde. Cela n’allait pas loin et leurs budgets dérisoires faisaient de toute dépense imprévue une véritable catastrophe. Mais ils se contentaient de peu. Certaines des demandes qui arrivaient sur le bureau du comité de bienfaisance étaient pathétiques. Un peu d’étoffe noire pour faire des costumes pour la cérémonie de remise des diplômes aux élèves du dernier petit séminaire du pays (les religieuses les confectionneraient sur place) . Assez d’argent pour acheter cinquante poules grises, très bonnes pondeuses, pour un orphelinat. De quoi payer le train à vingt orphelins pour leur permettre d’aller passer un mois au bord de la mer dans un établissement religieux prêt à les accueillir gratuitement. Il y avait parfois des requêtes plus insolites. Un orphelinat situé en bordure de l’une des cités des ordures avait demandé à la Guilde de l’aider à financer la construction d’un mur destiné à empêcher les énormes porcs qui se nourrissaient des ordures de la cité de venir attaquer les très jeunes enfants qui jouaient dans la cour. Malgré le coût élevé – près de mille dollars.- les dames du comité avaient pris en charge la totalité de l’opération, émues aux larmes par la photo d’un enfant qui avait été la victime d’une bande de porcs venus tout saccager dans le jardin des soeurs. Zvi se joignait souvent à nous pendant le week-end pour des déplacements plus lointains. C’est ainsi que nous avons découvert un autre monde, une autre Egypte qui est peut-être plus vraie que celle que voient touristes et étrangers. Je me souviens en particulier d’un voyage en Haute Egypte effectué au printemps 1981. Nous sommes partis en voiture. Zvi conduisait et nous avions trois dames du comité comme passagères. Cette remontée le long du Nil nous menait vers une Egypte bien différente de tout ce que nous avions vu. Nous roulions le long d’une bande étroite de verdure délimitée de par et d’autre par le grand fleuve et les signes de la vie moderne s’estompaient peu à peu. Nous étions seuls, complètement seuls, sans téléphone portable ou autre, totalement isolés avec notre voiture « juive » aux plaques si distinctives. Seulement nous n’étions plus au Caire. Qui savait ici ce qu’était qu’Israël, les Juifs même ? Nous plongions dans un monde de misère infinie... Notre moyenne avait été très basse compte tenu des obstacles incessants rencontrés sur le chemin. Charrettes à âne cheminant au milieu de la route, paysan conduisant son buffle, camion trop chargé se traînant avec difficulté - mais au beau milieu de la route évidemment - autocars brinquebalants où s'entassaient des hordes de passagers, certains installés sur le toit ou sur les fenêtres, jambes pendantes dans le vide. Nous n’avions jamais rien vu de tel et regardions, fascinés.. Et sur les bas côtés de la route, la vie de l'Egypte éternelle se déroulait paisiblement. Vieille femme lavant son linge dans l'eau du canal, tandis qu'à deux pas de là un enfant entièrement nu lavait son buffle; chèvres, moutons et volaille vaquant à leurs occupations de part et d'autre du chemin qu’ils traversaient avec insouciance; meutes de chiens efflanqués et d'enfants en guenilles. Le tout dans un vacarme incessant de klaxons, de cris et de bruits d'animaux divers. Après des heures de route nous étions arrivés à notre première halte, Samalout, un gros bourg sans intérêt sur le bord du Nil. Notre apportions plusieurs caisses de médicaments à des religieuses espagnoles dont le couvent faisait office de dispensaire. Ces femmes étaient totalement isolées du monde. Pas de télévision et une radio vétuste qui ne permettait pas d’entendre les grandes chaînes internationales. Aussi, pendant que nous partagions leur dîner frugal, nous avaient-elles bombardés de questions sur ce qui se passait dans le monde. Ensuite, nous avons dormi là, les deux dames dans une cellule et mon mari et moi dans une autre. Il faisait une chaleur moite et lourde et il n’y avait évidemment pas de climatiseurs ni même de ventilateurs. Toute la nuit, les hauts-parleurs des deux mosquées construites de part et d’autre du couvent déversèrent leur torrent de prières vers les fenêtres ouvertes . Au petit matin, nous nous sommes levés épuisés. Les Soeurs nous ont dit tristement qu’elles avaient l’habitude... et que de toute façon elles n’avaient pas à qui se plaindre. Avant de poursuivre notre route vers la grande ville d’Assiut, nous nous sommes laissés convaincre de faire un détour par l’un des villages dont elles s’occupaient. C’est ainsi que nous sommes arrivés dans un village perdu de la Haute Egypte. Un village à l’échelle égyptienne s’entend car il comptait plusieurs milliers d’habitants répartis en deux paroisses rivales, ce qui lui avait valu son nom, « Abouein », les deux pères ou les deux curés. Pas d’électricité, pas d’eau courante, pas d’égouts, aucune rue pavée. De pauvres habitations d’une seule pièce, sans meubles, où toute la famille dormait sur des « lits » qui n’étaient que des monticules de terre battue. Une des religieuses venait tous les matins, au volant de sa vieille deux-chevaux, donner des cours dans l’unique bâtiment de deux pièces – chapelle au rez-de-chaussée, salle de classe à l’étage. Une cinquantaine d’enfants et d’adolescents apprenaient ainsi les rudiments de l’écriture et du calcul. Il faisait une chaleur effroyable. Il n’était donc pas question de fermer l’unique fenêtre par lesquelles entraient une multitude de mouches qui tourmentaient les malheureux écoliers. Apathiques, ils se laissaient faire. Le spectacle était effrayant . Les mouches se promenaient sur les visages, les yeux, la bouche. .Toutes les cinq minutes, la religieuse leur disait « Enfants, chassez les mouches ». Ensemble, ils faisaient un geste de la main et les mouches s’envolaient un instant pour revenir bientôt se poser sur les visages et les vêtements pas très propres. Nous avons voulu savoir ce que nous pouvions faire pour venir en aide à ces enfants. « Nous avons tout ce qu’il nous faut. Des cahiers, des crayons, une grande ardoise. » avait-dit la religieuse avec un sourire résigné. « Mais si j’avais vingt livres (l’équivalent alors de vingt dollars) je pourrais faire construire une grille à la fenêtre pour empêcher les mouches d’entrer. Nous avons bien essayé de demander cet argent à notre maison mère à Madrid, mais on nous a répondu que c’était un luxe». Nous lui avons donné la somme sur le champ, pour une fois négligeant la procédure habituelle qui veut que les demandes soient présentées au comité tout entier. Puis nous sommes repartis et nous avons laissé derrière nous ce pauvre village qui semblait figé à la fin du Moyen-Age. Quelques semaines plus tard, trois religieuses du même couvent, qui rentraient à la tombée de la nuit d’une visite dans un autre village, furent grièvement blessées dans un accident de la route. Elles furent conduites à l’hôpital le plus proche qui refusa de les admettre ou même de leur administrer les premiers soins tant qu’il n’aurait pas reçu d’argent. Lorsque la mère supérieure arriva deux heures plus tard, deux des religieuses avaient succombé à leurs blessures dans la cour de l’hôpital. Le directeur, s’expliquant à la radio, déclara que s’il acceptait tous les indigents, son établissement ferait rapidement faillite et plus personne ne soignerait les malades de la région... J’ai aussi vu la grande léproserie d’Abu Zaabel, à la sortie du Caire, non loin de la prison du même nom. On disait à l’époque que cette proximité n’était pas fortuite : les prisonniers, terrorisés à l’idée de se retrouver au milieu des lépreux, ne cherchaient même pas à s’enfuir. C’est avec les dames de Caritas Egypte que je m’y suis rendue le 2 mars 1981. Esther Weinstein, la dernière grande dame de la communauté juive du Caire m’avait invitée à devenir membre de cette organisation. Caritas, qui contribuait généreusement au budget de la léproserie, avait demandé l’aide de la Guilde pour un peu de superflu : une chaise de dentiste. Le fait d’être atteint de l’effroyable maladie ne protégeant malheureusement pas les lépreux contre les caries et autres affections dentaires. Ce jour là, j’ai appris qu’il y avait deux fois plus de lépreux que de lépreuses. Comment est-ce possible, demanderez-vous ? Les hommes seraient-ils plus susceptibles à la maladie que les femmes ? Pas du tout. Seulement c’est l’Egypte. Lorsque on découvre qu’une femme est atteinte, la famille la tue discrètement et l’enterre la nuit même pour éviter l’inévitable scandale et protéger les enfants. En effet, qui accepterait d’épouser la fille ou le fils d’une lépreuse ? S’agissant d’un homme, surtout s’il s’agit du chef de famille, la situation est évidemment bien différente… Cette réalité qui était celle de 1980 n’est peut-être plus vraie aujourd’hui – je l’espère en tout cas… Apprenant où j’avais été, certaines de mes amies ne me serrèrent pas la main d’une semaine. ( chers lecteurs, c’était il y a plus de vingt ans, tout danger de contagion est maintenant écarté....). A la fin de ma première année d’Egypte, je m’étais ainsi fait un grand nombre d’amies et de connaissances. D’autant que je jouais aussi au bridge. Il y avait alors plusieurs cercles de dames à Maadi. Ce qui me valut un jour une curieuse aventure. Une américaine que je connaissais à peine me téléphona un matin en catastrophe pour me demander de remplacer sa partenaire habituelle, qui était malade. N’ayant rien de prévu ce jour là, j’acceptais sans complexe. Je me retrouvais avec une vingtaine de dames de diverses nationalités dans un appartement bourgeois où six tables avaient été préparées pour un tournoi de duplicate. Au bout de deux heures de jeu sérieux, on passa dans la pièce voisine pour l’inévitable pause café. Je me retrouvais entre une égyptienne et une syrienne. Croissant en main, cette dernière, élégante dame mûre couverte de bijoux en or me demanda d’où j’étais. Je lui répondis en souriant que je venais d’Israël. « Non, non, me dit-elle avec un geste impatient de la main, je ne vous demande pas votre religion mais votre nationalité. » Je lui expliquais que j’étais bien de nationalité israélienne. « Mais comment êtes vous entrée en Egypte ? Avec quel passeport ? ». « Avec un passeport israélien bien sûr. » La Syrienne eut un long regard incrédule : « Avec un passeport israélien ? Ce n’est pas dangereux ? Et comment avez-vous pu obtenir un visa ?» Je dus lui expliquer qu’Egypte et Israël avaient fait la paix et établi des ambassades chacune dans la capitale de l’autre. Elle ne le savait pas et avait du mal à me croire. Ce qui ne l’empêcha pas d’être parfaitement aimable. En cette époque heureuse, je me heurtais rarement à l’hostilité dans ce genre de cercles. Cela arrivait tout de même. J’en fis l’expérience lorsque je fus pressentie pour enseigner à l’école américaine, « Cairo American College ». Une de mes amies de la Guilde qui avait été avec nous à Samalout – c’était la présidente du comité de bienfaisance - enseignait le français à l’école américaine. Son mari, diplomate canadien, étant nommé ailleurs, elle annonça son départ pour la fin de l’année scolaire 80/81 et me proposa aimablement de prendre une partie de ses cours, ceux qu’elle dispensait en primaire notamment. « Je te remercie de penser à moi, mais tu oublies un petit détail : je ne suis pas professeur ! » fut ma réaction. « Tu as des diplômes universitaires, non ? » « Une licence en droit et un diplôme de Sciences Po ! Ce n’est pas exactement ce dont des gamins de neuf et dix ans ont besoin ! » « Oui, mais tu parles français avec l’accent qu’il faut et pour le moment l’école n’a trouvé personne. Ne me dis pas que tu n’es pas capable de te débrouiller avec des petits étrangers qui font un peu de français pour faire plaisir à papa maman. Tu sais bien que les langues étrangères n’ont aucune importance au primaire et les notes ne figurent même pas sur le carnet ! » « Peut-être mais l’école ne va pas m’engager alors nous perdons notre temps. » J’avais tort. Margaret parla de moi au directeur de l’école qui me convoqua. Il se déclara satisfait par mes diplômes et me proposa de donner trois cours de 45 minutes, quatre fois par semaine à des enfants de 8 à 10 ans. Au fond, l’idée de faire quelque chose et de gagner un peu d’argent ne me déplaisait pas. Il faut bien avouer qu’après une année, les visites dans les pensionnats et autres orphelinats se faisaient de plus en plus déprimantes tant tout espoir de changement était illusoire. Et puis jouer au bridge et effectuer des enquêtes n’étaient pas des activités quotidiennes et je trouvais parfois le temps long. Une occupation intelligente le matin venait donc à point. L’école était juste en face de notre appartement ; pas de trajet, pas de temps perdu. Encore fallait-il savoir si mon statut d’épouse de diplomate me permettait de le faire. Vérification faite, « Cairo American College » jouissait d’un statut spécial en tant qu’école internationale sous l’ombrelle de l’ambassade des Etats-Unis. Ses professeurs ne payaient pas d’impôts en Egypte. Il n’y avait donc en principe pas de problème. Sauf pour l’administrateur, qui était copte. Il déclara vertueusement que j’avais besoin d’une autorisation spéciale que je devais demander en personne au ministère égyptien des Affaires étrangères. « Les autres professeurs étrangers ont-ils besoin de cette autorisation ? » demanda le directeur, surpris de cette requête inattendue.. « Non » reconnut l’administrateur ; « Alors pourquoi madame Mazel en aurait-elle besoin ? » « Parce qu’elle est israélienne.... » Le directeur ne retint pas cet étrange argument et je fus ainsi admise à enseigner. Non sans avoir dû régler un autre problème, avec mon ambassade cette fois. A mon arrivée, on m’avait demandé de travailler comme secrétaire à ladite ambassade. Alors comme aujourd’hui, la plupart des épouses des diplomates et des fonctionnaires de l’ambassade y ont un emploi, quelles que soient leurs qualifications. C’est une façon de leur trouver quelque chose à faire tout en gagnant un peu d’argent. J’avais dit non poliment, comme je l’avais fait lorsque nous avions été en poste à Paris. On n’avait pas besoin de moi et ce genre de travail ne m’intéressait pas. Ce qui n’avait pas plus à tout le monde. Aussi il se trouva quelqu’un pour dire à Zvi que si sa femme voulait travailler, on avait toujours besoin de secrétaire à l’ambassade. Moshe Sasson, qui était alors ambassadeur, trancha en déclarant de sa voix tranquille : « Michèle nous sera beaucoup plus utile à l’école ». Pendant deux ans donc, je fis partie du personnel enseignant de l’école américaine, avec tout ce que cela comporte de privilèges et d’obligations. Je donnais trois cours par jour aux petits écoliers et je participais aux réunions de professeurs, aux conseils de classe et aux rencontres avec les parents d’élèves. Plus de la moitié de ces derniers étaient originaires de pays arabes, l’Egypte d’abord mais aussi le Soudan, la Jordanie, Qatar et Oman, l’Arabie Séoudite, j’avais aussi deux élèves palestiniens. Aucun parent ne protesta, aucun élève ne demanda à changer de classe. Je ne crois pas me tromper en pensant que c’était pour eux la première – et la dernière fois qu’ils avaient l’occasion de rencontrer une israélienne et de converser naturellement avec elle… Le hasard voulu que Nadia, la fille de l’administrateur qui avait tenté de m’empêcher d’être embauchée, se trouve dans ma classe de débutants. De langue maternelle arabe, la gamine, qui devait suivre des cours en anglais toute la journée, n’arrivait pas à assimiler en même temps les rudiments de français. A la fin de l’année, je lui dis gentiment qu’elle ne pourrait pas passer au niveau supérieur. Ce qui n’avait sur le plan scolaire aucune espèce d’importance. Sauf pour ses parents apparemment, sans doute convaincus que je me servais de leur fille pour me venger. A la leçon suivante, Nadia me glissa un petit billet décoré de roses où elle avait écrit - ou plutôt recopié avec application – la phrase suivante : « Chère madame Mazel, quand est votre anniversaire car je veux vous offrir un cadeau.... » Je lui répondis avec le sourire que mon anniversaire était passé depuis longtemps. Ce fut ma première rencontre avec l’antique méthode égyptienne de régler les petits problèmes par des cadeaux judicieux. Au fil des jours, je me faisais de nouvelles amies : collègues américaines, égyptiennes et étrangères avec lesquelles je me trouvais en contact quotidien. Avec trois d’entre elles, deux égyptiennes et une algérienne, cette amitié se prolongeait après le travail, car les maris avaient sympathisé. On se rencontrait alors les uns chez les autres pour de longues soirées de discussion extraordinairement franches sur tous les problèmes d’actualité. En ce temps là, nos amis égyptiens n’hésitaient pas à critiquer devant nous la politique de leur gouvernement ou à nous poser des questions sérieuses sur celle du notre. Un exemple m’est resté en mémoire. On se souvient peut-être qu’au début des années 1980 un phénomène curieux s’était produit dans les territoires occupés. Des jeunes filles étaient prises de malaises et d’évanouissements après avoir bu l’eau des puits. Israël fut immédiatement accusé à travers tout le monde arabe de vouloir porter atteinte aux futures mères palestiniennes en introduisant de sinistres concoctions dans les puits en question. Shafik, l’un de nos amis, producteur de cinéma de son état, nous demanda lors de l’une de ces soirées pourquoi nous nous livrions à ce genre d’activités. Il ne nous accusait pas personnellement mais était simplement curieux. « Tu ne poses pas la bonne question, lui ais-je répondu en riant. Tu devrais plutôt nous demander comment nos laboratoires ont-ils pu réussir à mettre au point un produit qui ne nuit qu’aux jeunes filles innocentes ; Il y a certainement un truc à patenter car je suis sûre que de nombreux pères de famille seraient intéressés. » Tout le monde éclata de rire et Shafik reconnut que, présentée sous cet angle, l’accusation ne tenait pas debout. Le phénomène mourut de mort naturelle au bout de quelques semaines et on l’attribue aujourd’hui en Israël à un épisode d’hystérie collective et d’autosuggestion. En Israël seulement car dans le reste du monde arabe les accusations publiées dans des dizaines de journaux n’ont jamais fait l’objet de rectificatif. Dans ces soirées nous rencontrions d’autres Egyptiens – hommes d’affaires, professeurs, avocats, médecins - qui n’avaient jamais rencontré ou même vu d’Israéliens auparavant. Certains sont restés nos amis aujourd’hui encore. Il y avait désormais une vingtaine d’enfants israéliens à l’école américaine. Pour eux comme pour leurs parents, ma présence avait un caractère rassurant. Désormais, les uns et les autres avaient à qui s’adresser. Plus d’une fois un gamin en pleurs vint me voir à la récréation pour me raconter ses malheurs : un autre enfant l’avait poussé, il avait perdu son crayon, il ne savait plus où il avait mis le sachet qui contenait son goûter. Je ne pouvais pas toujours aider, mais j’essayais de trouver les mots pour consoler ou rassurer – et j’avais toujours un crayon à donner. Les professeurs aussi venaient me chercher quand ils n’arrivaient pas à se faire comprendre par les petits ou par leurs parents. Ainsi Janet, l’une des jardinières d’enfants, arriva un jour en courant pendant la récréation. « Michèle » me dit-elle toute essoufflée, , « est-ce que tu peux venir ? L’un de vos gamins s’étouffe de sanglots et je n’arrive pas à comprendre le problème ». Je la suivis. Le petit Gil, cinq ans, pleurait à chaudes larmes. « Qu’y a-t-il Gili ? », lui demandais-je en le prenant dans mes bras. « Papa va me casser la figure » dit-il, se calmant un peu avant de me raconter son histoire : son père venait de lui racheter un cartable, après qu’il ait perdu le premier, cadeau de sa grand-mère, or il avait égaré celui-là aussi…. L’enfant était visiblement terrifié. Pourtant je connaissais son père, Ran, un bien gentil garçon tout à fait incapable de « casser la figure » à son fils. Finalement, pour le calmer, je lui promis de l’accompagner à la sortie de l’école et de parler avec le papa. En fin de compte ce ne fut pas nécessaire, le cartable ayant été retrouvé dans la cour de récréation. Bien entendu mes enfants à moi étaient ravis de me savoir là, disponible à tout instant. J’ai gardé un excellent souvenir de ces matinées passées à l’école. Répondant à toutes les normes américaines, cet établissement est une véritable enclave occidentale au coeur de la capitale égyptienne. Enseignement par petits groupes – classes ne dépassant pas seize à dix-huit élèves dans le primaire, vastes terrains de jeux et de sport, piscine, spacieuse bibliothèque avec ordinateurs et coins de lecture pour les plus jeunes, auditorium où l’on pouvait voir d’excellents films et où la troupe de l’école montait chaque année deux ou trois représentations très réussies - c’était un petit paradis pour nos jeunes et. leurs résultats étaient dans l’ensemble excellents. C’était le temps où quatre ou cinq élèves israéliens – l’un des nôtres mais aussi les enfants du professeur Shimon Shamir, alors directeur du centre académique israélien et plus tard ambassadeur au Caire et à Amman, ou Roy, le fils d’Uzi Netanel, premier conseiller commercial israélien dans un pays arabe - se retrouvaient régulièrement au tableau d’honneur, aux côtés de deux ou trois palestiniens. Ils prenaient part à toutes les manifestations culturelles et sportives et notamment la semaine de l’Egypte, avec ses manifestations folkloriques et ses mets typiques et le marathon de 24 heures où les équipes se relayaient toute la nuit et toute la journée autour de la piste de l’école tandis que les parents – qui ne dormaient pas non plus - les ravitaillaient en boissons et soupes chaudes. D’ailleurs c’est à l’occasion de l’un de ces marathons que nous avons eu une expérience peu banale. La veille de la manifestation, les étendards de toutes les équipes avaient été exposés dans la grande salle de bibliothèque de l’école. Venue admirer le drapeau de l’équipe de notre fils – « les coureurs endormis » avec un dessin approximatif représentant un petit groupe courant les yeux fermés – je restai sans voix devant. un drapeau admirablement peint montrant Hitler en grand uniforme, le bras levé pour le célèbre salut. Quant à l’équipe, elle s’intitulait fièrement « Les aigles dorés d’Hitler ». Zvi a immédiatement téléphoné au directeur de l’école – le hasard a voulu que ce soit un allemand naturalisé américain - qui est littéralement arrivé en courant pour enlever lui -même le drapeau. Ce qui est incroyable c’est que cette équipe avait du, comme les autres, s’inscrire auprès du directeur de la section gymnastique, lequel n’avait rien trouvé à redire ni au nom qu’elle s’était choisi, ni au drapeau. Il est vrai qu’il s’agissait d’un égyptien, comme d’ailleurs tous les membres de ladite équipe. Ce qui montre bien d’une part l’immense admiration encore portée par les Egyptiens à Hitler et de l’autre la méconnaissance totale des méfaits du troisième Reich. Nous avons laissé sans crainte aucune les enfants prendre part aux excursions organisées par l’école et même au. voyage scolaire annuel en Haute Egypte. Si l’école était le centre de la vie quotidienne des enfants qui y passaient le plus clair de leur temps, la petite communauté israélienne, particulièrement unie dans ce poste difficile, se retrouvait régulièrement tantôt chez l’un tantôt chez l’autre à l’occasion des fêtes. Les enfants se préparaient des semaines à l’avance, que ce soit pour le concours de la plus belle Hanukia – le chandelier à huit branches du Festival des Lumières - ou encore celui du costume le plus réussi pour la fête de Pourim qui évoque le récit du livre biblique d’Esther. Parfois nous faisions venir d’Israël un magicien ou encore un musicien qui faisait chanter les petits l’après-midi avant de faire danser les grands le soir. A la veille de la journée de l’indépendance, on se réunissait dans les jardins de la résidence pour la cérémonie qui clôt la journée du souvenir et marque, avec la montée du drapeau le début des célébrations. Sur le théâtre de verdure du Pacha, les petits chantaient et dansaient sous l’œil fier et attendri des parents tandis que les grands lisaient des pages de poésie de circonstance. Et puis, tout au long de l’année, il y avait les anniversaires. Encore une occasion de se réunir. Chaque parent profitait de ses visites en Israël pour faire provisions de pochettes surprises sans parler des friandises favorites des enfants. La satisfaction des enfants ne contribuait pas peu à notre sentiment de bien-être. Mes journées étaient désormais bien remplies. Il y avait le train train de la maison, les courses, les rencontres de la Guilde et des dames du pétrole, le bridge, l’école. Sans oublier nos trois enfants. Il fallait s’occuper d’eux, les aider à faire leurs devoirs – pour eux aussi le passage à un enseignement en langue anglaise n’avait pas été facile. Avec le temps, la présence des élèves israéliens à l’école ne provoquait plus de commentaires mais le contre coup des événements de la région se faisait toujours fortement sentir. Citons le bombardement par l’aviation israélienne de la centrale atomique de Bagdad et un an plus tard l’intervention israélienne au sud Liban et le massacre perpétré par les phalanges libanaises dans les camps de Sabra et de Chatila. Certains enseignants américains ouvertement pro-arabes et pro-palestiniens n’hésitaient pas à interpeller les élèves israéliens en pleine classe à ce sujet. J’ai du intervenir à deux reprises auprès du directeur qui me donna raison et interdit aux professeurs de faire état de leurs opinions politiques dans la salle de classe. Une mesure qui ne s’appliquait naturellement pas aux élèves américains, égyptiens ou palestiniens qui, surtout après Sabra et Chatila, prenaient violemment à partie leurs camarades Israéliens. A ce niveau on ne pouvait pas faire grand chose à part donner aux enfants suffisamment de données et d’explications pour qu’ils puissent se défende s’ils le désiraient. Indépendamment des problèmes liés à l’école, tout parent sait que s’occuper de trois enfants - qui avaient à notre arrivée au Caire respectivement dix , douze et quinze ans - n’est pas une mince affaire. Il faut les aider, les surveiller, les distraire, les protéger... Il faut aussi leur assurer des cours d’hébreu pour qu’ils puissent réintégrer sans problème le système scolaire israélien à la fin de notre mission. Bref, j’avais des journées bien remplies. Tout cela est très bien, me direz vous, mais la vie diplomatique dans tout cela ? Les réceptions, les cocktails, les dîners ? Et bien tout cela existait, mais pour ainsi dire dans un autre monde. Dans ma vie de tous les jours à Maadi, j’étais Michèle, la maman d’Iris de Yossi et de Tami, ou encore le prof de français, ou encore la dame du comité de bienfaisance, ou la bridgeuse. On ne me parlait guère politique et je ne ressentais nulle hostilité à mon égard. Dans les cercles diplomatiques la situation était toute différente. J’étais l’épouse du conseiller à l’ambassade d’Israël. En Egypte, en général, « l ‘épouse de » est pratiquement invisible et nul ne songerait à interpeller la femme d’un diplomate français sur les essais nucléaires effectués par son pays ou une dame chinoise sur les droits de l’homme dans son pays. Cette règle universelle ne s’applique pas à Israël qui se retrouvait toujours en position d’accusé. Lors de l’un de mes tous premiers cocktails, un haut fonctionnaire du « Croissant rouge », l’équivalent local de la Croix rouge, se tourna vers moi et me dit d’un ton agressif : « Vous avez tué mon oncle » . Je toussotais et le regardais d’un air interrogateur. « Oui, VOUS l’avez assassiné dans la vieille ville de Jérusalem en 1948. » Et il attendit ma réponse. J’aurais pu lui dire qu’en 1948 j’étais un peu jeune pour assassiner les gens (d’ailleurs je tiens à proclament hautement que je n’ai jamais assassiné personne) ou encore qu’en 1948 j’étais encore à l’école à Paris. Cela n’aurait rien arrangé. Alors je me suis contentée de ma réponse habituelle, toujours valable aujourd’hui : « Si je suis ici, c’est parce que l’Egypte et Israël ont fait la paix. Dans le passé, chacun de ces deux pays a été accusé par l’autre de crimes multiples. Mais puisque nous avons fait la paix, il ne faut plus penser au passé mais se tourner vers l’avenir... » Mon fonctionnaire ne parut guère satisfait mais abandonna le sujet. L’ennui c’est que les Egyptiens n’étaient pas les seuls à nous interpeller. Nos aimables collègues européens et américains ne perdaient pas une occasion de nous expliquer à quel point la politique d’Israël était injuste, désastreuse, inhumaine. Naturellement les Egyptiens étaient ravis, ce qui était peut-être le but de l’opération. Hier comme aujourd’hui, les diplomates occidentaux consacrent tous leurs efforts au développement de leurs relations bilatérales avec l’Egypte et ne veulent prendre aucun risque. Et je parle ici des années 80, 81, le début de la paix et des relations. Israël ne fut jamais invité à participer aux bazars de charité patronnés par Madame Sadate – puis par Madame Moubarak - et l’épouse de l’ambassadeur d’Israël ne recevait pas d’invitation pour l’inauguration de ces bazars, à laquelle étaient pourtant conviées toutes les autres femmes d’ambassadeur. Sur le plan personnel, nous étions moins invités que d’autres collègues de même rang, beaucoup de diplomates hésitant à recevoir des Israéliens avec des Egyptiens, de crainte d’un incident qui porterait atteinte au succès de leur soirée. Ainsi commença un processus regrettable. Au lieu de contribuer au dialogue et au renforcement de la paix, ces diplomates confortèrent les Egyptiens dans leur conviction qu’Israël était seul à blâmer pour la situation au Moyen-Orient. Ce qui était paradoxal, c’est que nous n’avions pas attendu d’être invités pour commencer à recevoir et que c’était surtout des Egyptiens qui venaient à nos réceptions. J’avais vite compris que le dîner diplomatique traditionnel ne convenait pas ici. Difficile de faire un plan de table conforme au protocole quand on ne sait jamais combien d’invités viendront en fait. D’autant que le téléphone ne marchant que rarement, on ne pouvait pas toujours nous prévenir à temps d’un empêchement de dernière minute. C’est pourquoi nous sommes passés au dîner buffet. Admirable invention américaine là aussi. On invite un grand nombre de personnes – dans notre cas, une centaine, soit environ 50 couples – on prépare assez de nourriture pour tout ce monde tout en sachant que dans le meilleur des cas il n’en viendra qu’une cinquantaine, ce qui est largement suffisant pour le succès d’une soirée, et le tour est joué. Nous nous livrions à cet exercice une fois par mois. J’embauchais un cuisinier pour la journée, par l’entremise de mon indispensable chauffeur, et deux ou trois garçons pour le service. Arrivant tôt le matin, le cuisiner se mettait à préparer tehina, babaghanough, tabouli et autres salades orientales et enchaînait sur boulettes piquantes, poulet en sauce, kobe et kuftot. Le tout accompagné de riz, de pâtes, de pommes de terres, de bamias ainsi que de tomates, de poivrons et de courgettes farcis. Il y avait, comme on dit, de quoi nourrir un régiment. Pour le dessert, je me contentais de façon générale de fruits. Les garçons se présentaient un peu avant six heures et préparaient la grande table de la salle à manger. Les invités commençaient à arriver vers huit heures – d’abord les amis de Maadi, puis les diplomates, puis les Egyptiens : fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères ou de l’agriculture, avocats, hommes d’affaires dont Zvi avait fait la connaissance dans le cadre de son travail. Plus d’un diplomate nous exprima en aparté son étonnement de voir tant d’Egyptiens si à leur aise chez des Israéliens. Chacun dînait à son rythme. La soirée se terminait après minuit. Tout ce qui restait du buffet était réparti entre la bonne, le cuisinier, le chauffeur, les garçons et le personnel de sécurité dans la rue. Il ne restait plus qu’à aller se coucher sans trop penser qu’il faudrait se lever tôt le lendemain. Non, je n’ai pas eu le temps de m’ennuyer lors de ce premier séjour.... et je n’ai pas encore parlé des soirées au théâtre ou des fins de semaine avec les enfants au bord de la mer ! |